Comme le dit un certain groupe de blogueurs « Tuyage », parlons pour décrypter certains éléments de langage des Barundi.
Au Burundi, tout le monde parle de tout le monde. Comme l’a dit Guillaume, ils parlent de tout, d’événements passés, présents et futurs; de multiples versions avec différentes ramifications, d’anticipations et suppositions, de spéculations défendues à coup de sueur, d’extrapolations mélangées aux émotions et intérêts du rapporteur. Bref, « dushiramwo isosi » comme on aime le dire. Est-ce une bonne ou une mauvaise chose ? Là n’est pas la question. La réelle question est « Pourquoi ? ». Toute réalité sociale a sa propre raison d’être et origine.
La société burundaise est, historiquement et fondamentalement, comme beaucoup de sociétés africaines, basée sur une transmission orale (voire artistique) de l’information. Cette réalité est enracinée dans notre culture. Elle peut même se remarquer dans les regards qui crient, les mouvements de bouche avec exclamation, l’avalanche d’onomatopées dans notre langue, des mots identiques qui réfèrent à différentes choses selon la manière et l’intonation avec lesquelles ils sont prononcés. Le kirundi est une langue imagée et codée qui ne peut vraiment se comprendre que lorsque les interlocuteurs, même rundi, utilisent les mêmes références, sinon un quiproquo est vite arrivé. « Guca hirya no hino » comme le disent certains en référence à la langue de bois version Kirundi. Cela fait que le langage, et par conséquent l’information, est l’un des moyens les plus utilisés par la masse pour (sur)vivre ; c’est un mode de vie. La locution et la prise de parole en public représentent une forme d’art très appréciée et recherchée dans notre société.
Le langage a été « un élément stabilisateur » de la société burundaise depuis la nuit des temps. Le système judiciaire était basé sur l’immuabilité de la parole, « Umugabo w’ijunja n’ijambo » ; toute cérémonie ou événement est centré autour de la parole,« Nta rubanza rutagira ijambo ». Ce sont ces petits proverbes qui s’immiscent dans le quotidien qui définissent le pouvoir du langage et informent le subconscient du burundais lambda que la plus grande preuve d’estime envers une personne est de faire son éloge, et la plus grande trahison est de disséminer des ragots qui la concernent. « Yamvuze neza sha ! », « Avuga nabi abantu ga yemwe ! » ; des phrases que tout(e) burundais(e) a prononcées dans sa vie.
La culture et le pouvoir du langage
Pour ceux qui ne l’ont pas encore remarqué, prenez votre temps et écoutez attentivement la formulation des phrases de nos grands-parents (génération 1930/1940), du moins ceux qui sont encore en vie. C’est un Kirundi direct et agressif, plein de menaces et de ce qui serait taxé de « toxique » de nos jours. Mais est-ce toxique ou est-ce une simple impression ?
Les années précoloniales étaient précaires au niveau scientifique et les conséquences d’une distraction, aussi minime soit-elle, pouvaient être fatales. Avec une société rongée de susceptibilité et de « bons ou mauvais esprits », chaque événement, bon ou mauvais, était étiqueté comme venant des fameux esprits. Cela conditionnait la vie quotidienne et le langage était utilisé primordialement comme un moyen de protection et d’avertissement. Et toute la culture s’est structurée autour de phobies quasi obsessionnelles. Lorsqu’un enfant marche près d’un ravin, le parent lambda du 21è siècle s’exclamera naturellement : « Va hiyo ntugwe Quentin, mwana wanje ! » ; le parent du 20è siècle par contre criera : « Ayo menyo yawe niyavamwo sinze kubona iryosozi, wa kivagundu we ! Kandi nama nakubwiye. » Toxique ou pas toxique ?
La réponse que j’ai eue en posant cette question m’a soufflé du haut de mon ego Bujumburois. Nos grands-parents ont été témoins de tellement de tragédies évitables de leurs proches (ou eux-mêmes) sans avoir accès à des soins élémentaires que la seule pensée d’un accident mortel les pétrifiait. Les conditions de vie précaires forçaient les aînés de l’époque à éduquer leurs enfants à être conscients de tout danger potentiel pouvant impacter leur santé physique ; et la meilleure façon de le faire était de pouvoir imprégner une image des conséquences (réelles ou pas) de leurs actes dans leurs mémoires. Et par extension, c’était aussi la même méthode qui était utilisée pour inculquer en eux une certaine discipline. D’où la culture d’« imiziro » ; « Kirazira ko umwana atuma urutoke umuvyeyi, ruca rucika », « Uciye umurizo w’umuserebanyi, amabere ya nyoko aca acika », etc.
Pétrifiant ? C’est exactement cela l’objectif : dessiner une image assez terrifiante et souvent improbable dans le subconscient de l’enfant pour qu’il adopte un style de vie respectueux qui lui éviterait des accidents potentiels d’inattention. Et tous les moyens sont permis : extrapolations à gogo.
Cependant, le langage, comme tout composant de la culture, évolue avec la société. Une langue qui s’immobilise dans le temps s’expose à l’inertie. Elle doit s’adapter et se métamorphoser aux besoins de la société. La langue est un membre d’une communauté à part entière, un peu comme un être vivant. Elle naît, change, devient mature et éventuellement, si elle n’est pas protégée, meurt. La différence est que ce processus est intergénérationnel, s’étend sur une longue période et est presque imperceptible à l’échelle d’une vie humaine. L’utilisation courante du Kirundi est hantée par ses fantômes du passé et beaucoup d’entre nous sont devenus les fantômes du présent. D’autres jeunes Burundais, souligne Guillaume, en ont marre ; mais il serait plus sage d’essayer de comprendre l’origine de nos langages pour ne pas en être victimes et pour mieux les adapter aux réalités du moment, au lieu de se condamner mutuellement et de créer des conflits inutiles qui ne résolvent pas le nœud du problème et ne font que creuser le fossé entre les générations.
Ni uko ijambo ritungane !
Umushoma