MUGŌRÁNWA

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Des doigts ont tapé ce texte mais c’est un cœur qui s’y déverse… avec tendresse et amour, c’est une vie de force que l’auteur conte…

5:30 du matin. Quinze minutes que l’alarme sonne. Des courbatures sur tout le corps, je n’ai point fermé l’œil malgré le poids des dix heures de boulot de la veille. Ah ils sont durs à gagner les Euros, mais bon le travail ennoblit l’homme à ce qu’ils disent. Le téléphone a vibré toute la nuit, apparemment ils sont déterminés à me tenir informé de l’évolution de la situation. Moi, comme si je savais ou plutôt craignais l’issue finale de cette situation, je me garde de lire les messages. Je sais très bien que Nyokuru* a été admise à l’hôpital tard la veille et cela ne me rassure guère.

Le thermomètre affiche -1, il va falloir s’habiller en conséquence. Quinze minutes pendant lesquelles j’enfile une après l’autre les nombreuses couches d’habits censés me tenir au chaud. Moi qui suis “zéro matière grasse” comme diraient les diététiciens, il en faut plus de ces tricots et autres collants pour combler ce manque d’isolation corporelle. Et oui j’ai bien dit collants, on m’avait dit qu’ici les hommes avaient honte d’en mettre ou d’avouer qu’ils en portaient. Mais moi entre le paraître et l’être j’ai choisi l’être; être en vie je veux dire. Eux, ils ont des milliers d’années d’adaptation dans leurs gènes et chaque hiver qui passe les rend plus tolérants à ces climats extrêmes. Moi, fruit exotique des tropiques, j’assume sans honte mes particularités. Après tout, en été quand ils s’enduisent tous de crème solaire, ma peau couleur ébène m’offre le luxe de converser avec le soleil comme à un vieil ami.

Il est bien vide le bus ce matin. Sûrement que les gens savourent encore le nouvel an, un petit calme avant de s’engouffrer dans le cycle infernal de travail qui les attend toute l’année. Le trajet est bien plus court sans avoir à s’arrêter à chaque arrêt de bus. Juste avant que j’arrive à destination, mon téléphone s’est remis à sonner: un appel du grand frère. Mon cœur bat très fort. Une avalanche de questions se bouscule dans ma tête. Devrais-je le prendre? Que va-t-il bien m’apprendre si tôt? Je reste là à regarder mon téléphone sonner jusqu’à ce qu’il s’arrête. Bien qu’étant une machine, il a peut-être senti mes mains moites et tremblantes…
Il fait encore nuit noire à l’entrepôt et les lumières semblent éteintes. C’est un peu inhabituel, peut-être suis-je le premier à arriver? Je dois bien vérifier s’il y a eu changement d’horaires, je sors mon téléphone et découvre un message du boss: “Pas de boulot aujourd’hui, reposez-vous bien!” Et oui tout ce trajet pour rien. Tant pis, je vais pouvoir laisser mon corps meurtri prendre un peu de répit. Bon et si je lisais les nombreux messages de mes proches que j’essaie d’éviter depuis ce matin? Qu’est ce que je vais bien faire d’autre pendant ces longues minutes à attendre le prochain bus? “Allez, sois courageux”. J’ouvre la tonne de messages… Par où commencer? Les “condoléances, Wihangane*!” me donnent déjà une idée de ce qui s’est passé. Mon frère m’a envoyé des photos d’elle allongée sur son lit d’hôpital, le visage un peu épuisé, la bouche encore entrouverte… Je sens ma gorge se nouer…

Je monte dans le bus toujours vide, comme si dame nature voulait m’offrir ce calme pour accepter cette étape ultime de la vie qui ne cesse de nous faire souffrir et à laquelle on ne s’habituera apparemment jamais. Le trajet retour est étrangement rapide. Cela tombe à point nommé, je suis impatient de regagner ma chambre . Je traverse les rues à grand pas, mes jambes tremblent. Je ne sais plus si c’est à cause du froid ou à cause de cette douleur qui me perfore le cœur. J’ouvre la porte de ma chambre et la referme derrière moi aussitôt. Je m’assois sur mon lit et je plonge dans tous ces messages de ma mère et de mes frères qui me décrivent ses derniers moments. Tous finissent par la même conclusion: elle est bien reposée maintenant. Ma grand-mère a bel et bien rendu l’âme.

Soudain je suis submergé par un cocktail d’émotions. Un mélange de chagrin, de mélancolie et de regrets. Je me remémore notre dernière embrassade un peu avant que je prenne le chemin vers Mu Mahanga. Elle m’avait béni et souhaité bonne fortune et moi je lui avais fait la promesse de l’appeler souvent. J’étais bien le seul de ses petits-fils qui prenait le temps d’écouter ses histoires de querelles avec son beau-frère qui venait toujours prendre des bananiers dans sa bananeraie. Elle pouvait à peine finir son assiette mais qu’à cela ne tienne, il fallait toujours défendre cette terre et toutes ses récoltes. Il lui plaisait de dire que je ressemblais comme une goutte d’eau à son défunt mari. Des paroles dont je me languirai toujours. Ce grand-père dont on parlait peu par respect pour les morts; ou dont on parlait rarement au passé quand la bière de banane prenait résidence dans le cerveau et déliait ces langues si soucieuses de respecter les mœurs. Quand mon père commençait ses phrases par Uwari data, je tendais mes oreilles pour absorber ces histoires qui ne sortaient que les soirs de visite à la terre natale kw’ itongo, kw’ ivuka. Il me parlait du décès inopiné de tous ses frères et sœurs. Ce drame qui a divisé la famille et installé une méfiance. Comme tout décès qui se produit dans ces villages où la science de l’homme blanc de questionner les morts n’est pas encore arrivée, l’empoisonnement a été la seule explication évidente. Sûrement un voisin, un cousin malveillant qui voulait porter préjudice à cette si grande et belle famille. J’apprendrai plus tard que ces décès étaient probablement dus à une épidémie de rougeole. Ma grand-mère était dévastée; ce deuil était lourd à porter. Elle qui avait cinq beaux enfants se retrouvait avec un seul fils, désormais Ikinege. S’ensuit alors un long deuil qui la laissa stérile et incapable de concevoir pour un peu essayer de combler cet abysse. La société ne prend jamais de pause dit-on. Peu de temps après, ils commencèrent à suggérer à mon grand-père de se remarier. Lui, Samuragwa w’umuryango, se devait d’assurer sa descendance. Même ma grand-mère le lui conseilla, sans doute poussée par l’une de ces puissantes Senge de la famille. C’est à ce moment-là qu’est survenu le surnom Mugōránwa, un clin d’œil, un message pour lui dire qu’avec ce qu’ils avaient partagé, dans cette douleur mortifère, il n’allait pas la trahir. Commençèrent alors les ballets de jeunes femmes en âge de procréer, potentielles futures nouvelles épouses. Il les éconduisit l’une après l’autre invoquant moult raisons. Il les expédia toutes, ne faisant aucune exception. À la fin, la société se résigna et les laissa à leur sort. Ma grand-mère vécue pour le voir lui aussi mourir d’une mort aussi malheureuse que surprenante. En effet, mon grand-père qui avait toujours eu une vue de taupe, tomba du haut d’un de ces ponts en bois sans garde-fou après une soirée bien arrosée. Nyokuru était anéantie; après ses enfants, voilà maintenant qu’elle venait de perdre son mari, son Mugōránwa. Comme toute femme burundaise, on lui demanda de prendre sur elle, d’essuyer ses larmes. Elle le fit avec grâce et eut l’ultime bonheur de voir cinq petits-fils naître. Elle aurait bien aimé avoir une petite fille et y avait consacré beaucoup d’efforts avec tous ses remèdes traditionnels, mais à la fin elle dû se contenter de cinq mâles. La mort de son frère survint subitement. Ce fut le malheur de trop qui vint à bout de sa résilience et elle ne put survivre à ça. Lui qui avait essayé tant bien que mal de panser toutes ses douloureuses plaies s’en allait. Elle n’en pouvait plus. Débuta alors un long chemin vers une fin inéluctable. Elle commença par refuser de se nourrir. Pour une personne de son âge, on crut que c’était juste une perte d’appétit. Les médicaments qu’on lui donnait n’eurent aucun effet et il fallut la nourrir par voie intraveineuse. Là aussi rien ne changea et elle continua à s’affaiblir. Sur les quelques dernières photos prises d’elle, elle avait la peau très claire; comme si elle mutait une ultime fois tel un ange avant de prendre son envol.

Elle avait courageusement décidé que son temps était sans doute venu. Elle en avait sans doute assez de ces durs coups que la vie ne cessait de lui infliger. Elle avait décidé de mettre fin à cette douleur et de rejoindre enfin ces êtres chers qu’elle avait perdus si tôt. En parfaits égoïstes, nous nous étions tous battus contre elle, voulant la garder encore avec nous. On semblait ignorer sa vraie puissance, la même énergie qui l’avait permise de vaincre tous ces malheurs, était maintenant tournée contre nous. Nul ne pouvait vaincre cette force surnaturelle.
Elle tire sa révérence un 4 janvier, date qui est en plus le jour d’anniversaire de la naissance de son dernier petit-fils… Ah sacré Nyokuru!

RUS~UNIKA

*Mugōránwa: celle/celui avec qui on partage une douleur, une souffrance

*nyokuru: Grand-mère

*wihangane: prends courage

*mu mahanga: à l’étranger

*Uwari data: celui qui était mon père

*kw’ itongo, kw’ ivuka: terre natale

*Ikinege: enfant unique

*Samuragwa w’umuryango: celui qui hérite de l’autorité de chef de famille après le décès du père.

*Senge: tante paternelle

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