Comme une odeur de pins

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On exprime l’indicible: cette entaille du cœur qui n’a qu’un seul remède, ce mal qui ronge l’existence, cette rage sourde qui nous envahit quand on ne peut pas voir nos disparus.

Il y a comme une odeur de pins et d’eucalyptus dans l’air quand les souvenirs reviennent;
Cette odeur particulière qui transperce mes narines d’une violence teintée de douceur qui me prend toujours quand je m’y attends le moins;
J’ai en mémoire une longue route qui serpente les montagnes boisées, une verdure à perte de vue et l’impression d’avoir constamment froid;
Le paysage était si beau que je culpabilisais d’avoir la tête ailleurs, plongée dans des pensées macabres. 

Le message était pourtant clair, limpide : un corps avait été retrouvé ;
Un corps sans vie, dans un état de décomposition avancée ;
Un corps que seuls les siens pouvaient reconnaître au biais de l’analyse de l’alignement dentaire, de la régularité ou l’irrégularité des orteils, le reste n’étant que chaire décolorée, entrailles exposées, méconnaissable ;
Le message était court mais d’une violence telle qu’il touchait directement l’humain en nous;
L’humain qu’on n’exhibe plus par décence car les circonstances des temps courants ayant atteint des sommets en termes de morbidité.

On se prend à espérer qu’un corps retrouvé dans un si beau paysage d’arbres et de prairies serait signe d’une mort sereine;
Comme si ces arbres auraient pu purifier ce corps de toute la brutalité qu’il exhibe;
Comme si la petite rivière sur laquelle le corps flottait aurait pu lui donner une dernière étreinte que les siens n’avaient pas pu lui donner,
Comme si la brise du matin, glaciale certes, aurait pu lui murmurer une dernière fois, à quel point il était aimé et chéri du temps de son vivant;
On se prend à rêver de tout et de rien;
On se prend à espérer et à douter de tout, même de l’évidence de la mort elle-même. 

L’aspect le plus inavouable est la prière en chemin pour que ce corps soit celui des nôtres et non celui des autres;
On prie fervemment de voir toutes les marques qui nous confirmeraient que c’est bel et bien celui que nous croyons être;
Nous prions pour que ce corps inerte et étalé au gré des passants, puisse fournir un dernier effort en se révélant à nous et ainsi nous permettre de le ramener enfin à la maison. 

Arrivé à la morgue, on se rend compte que le Père Céleste devait avoir était assiégé par la même supplication provenant d’autres personnes, d’autres familles voulant s’accrocher à ce même espoir, ce même unique corps;
Il y avait  foule pour ce corps;
Ce corps suscitait espoir,
Ce corps était prisé,
Ce corps était inestimable aux familles qui voulaient enfin faire leur deuil pour leurs fils, père, mari, frère disparu;
Ce corps avait une valeur inestimable– ayant de loin plus de préciosité que l’or brut ;
Ce corps devint l’objet de toutes les convoitises;
Il fallait absolument qu’il soit le nôtre… coûte que coûte.

Mais au final, il ne l’était pas;
Et je me suis mise à pleurer, à chaudes larmes, incontrôlable, inconsolable – et je n’étais pas la seule ;
Au final, c’était atroce car je me suis rendue compte que j’étais jalouse;
Jalouse de ceux qui allaient hériter de cette chair exposée;
Jalouse de ceux qui avaient enfin la chance inouïe d’enterrer un des leurs;
Jalouse du fait qu’eux pourraient au moins commencer le long cheminement qu’est le deuil et pas nous,
Jalouse des funérailles des autres;
Jalouse des « Condoléances » qu’ils recevraient des autres;
Jalouse de la tangibilité de leur perte au dépend de la nôtre;
Jalouse des « congés de circonstances » qu’ils obtiendraient de leurs employeurs alors que nous, nous nous battions toujours… encore et encore;
Jalouse du statut officiel de « veuve », « orphelin » etc , qu’ils recevraient enfin, alors que nous restons encore dans l’ambiguïté. 

Gakima

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